Des liens culinaires
« À plusieurs ça change des moments où on est seul », rares sont les moments où Madame A. s’autorise à penser à elle. Elle vit seule avec ses trois enfants. Ainsi, elle est prise dans un quotidien de mère célibataire, et dans la complexité de trouver sa place dans une nouvelle société. Pourtant, ce matin-là, elle est la première à arriver au CADA après avoir déposé ses enfants à l’école. Elle est souriante, heureuse d’être là.
En suivant, madame B. arrive à son tour, calme et discrète. Toutes les deux attendent l’arrivée des autres sans se parler. En effet, elles ne parlent pas la même langue. Pour faciliter la communication, nous faisons les présentations. Dans l’échange, elles s’aperçoivent qu’elles ont une langue en commun. Pouvant comprendre et se faire comprendre, en un instant, le visage de madame B. s’est illuminé. Elle s’est sentie rassurée.
« Un café ou un thé, madame ? ». Cette question permet à Madame de se sentir plus à l’aise avec nous.
Le groupe au complet, nous commençons la première séance en présentant le projet et l’objectif du jour. Nous échangeons sur les habitudes autour du repas. « La cuisine est universelle ça rassemble » (parole d’une personne accueillie). Au CADA, après plusieurs demandes de femmes, nous avons décidé de nous lancer dans un atelier cuisine. La parole est libre et les femmes prennent plaisir à discuter. Chacune est contente de pouvoir expliquer l’organisation de la table dans leur pays d’origine, la composition des menus traditionnels, la manière de préparer à manger et de partager le repas.
Jour du marché
Une semaine après, nous nous retrouvons au marché des Capucins. La plupart d’entre-elles sont toujours passées devant sans jamais oser s’aventurer dans les allées animées du marché. Nous prenons le temps de déambuler devant les stands, à la découverte des fruits et légumes de saison. Elles sont curieuses et s’intéressent aux produits locaux. Etant un petit groupe, nous sentons qu’elles ont envie de participer à toutes les étapes, nous choisissons de rester toutes ensemble.
Rapidement, nous nous organisons pour les achats et elles prennent l’initiative de se répartir les tâches : une à la pesée, une autre dans le choix des aliments ou encore pour la répartition des sacs pour qu’ils ne soient pas trop lourds. On sent que la dynamique du groupe commence à prendre et que le lien et les affinités se créent.
La cuisine est un domaine qu’elle maîtrise. Elle se sont montrées volontaires et enthousiastes à l’idée de découvrir une nouvelle culture culinaire.
Faire ses courses au marché, un moment simple du quotidien, n’a pas toujours été possible. Ces instants habituels, comme faire ses courses, nous évoquent Les corridors du quotidien de Paul Fustier (psychologue / professeur de psychologie) qui décrit cela : « comme un temps qui se prolonge (donnant sens à l’accompagnement), et comme un espace qui évoque un milieu de vie à peu près naturel ; à l’intérieur de cet espace-temps se nouent des relations complexes, parfois dramatique, parfois banalisées.»
Jour du repas
Ensemble, nous reprenons là où nous nous sommes arrêtées, après les courses au marché. Avec la même énergie que la veille, munie de son tablier, chacune s’apprête à sa mission. Certaines sont à la découpe des légumes, nécessaires aux plats, tandis que les autres préparent la pâte brisée pour le dessert. Naturellement, les échanges se passent comme si elles se connaissaient depuis des années. Le fait de partager ce moment à plusieurs, permet à certaines d’entre elles de sortir de l’isolement. Au moment du repas, certaines se livrent à cœur ouvert. Madame M. peut dire émue : « c’est comme la famille, vu qu’on a plus notre famille, ici ». En effet, la solitude ne leur permet pas de retrouver les repas à plusieurs, conviviaux qu’elles ont pu connaître dans leurs pays d’origine. L’exil qu’elles ont dû subir a chamboulé leurs repères et rendu ces moments du quotidien incertains et parfois douloureux. Madame O. ajoute « Eh ben, c’est la joie ça, c’est la joie ».
Au-delà des difficultés auxquelles elles peuvent être confrontées au quotidien, il existe ces espaces où elles peuvent, l’instant de quelques heures, s’abandonner à leurs envies avec légèreté.
Les différents temps de rencontre leur ont permis de créer des liens et de partager des anecdotes, souvenirs autour d’un intérêt commun. Aussi simple que cela puisse paraître, les supports autour de la cuisine, continuent de tisser des liens auprès des personnes que nous accompagnons au quotidien.
Nora Chahiri et Sophie de Bridiers